Travail de mémoire Visite Activités Programme Anderlecht Immigration
NEWS
À l’occasion de l’anniversaire du dernier coup d'État en Argentine (24 mars 1976) et de la commémoration des 30.000 victimes des pratiques génocidaires de la dictature militaire (les desaparecidos [1], les “disparus”), le professeur d’histoire (UBA) Ezequiel Meler a rédigé un texte qui fait référence dès son titre à l’exposition Garder les yeux ouverts. Mémoire de la Shoah, organisée dans le cadre de MEMORIAL 50. Nous le partageons avec vous, dans la version traduite par Alejo Steimberg de La Haine, je dis Non! (CCLJ).
Garder les yeux ouverts, malgré le temps passé, et la virtualité forcée
Ezequiel Meler, 24 mars 2020
À Bruxelles, en Belgique, une exposition consacrée au travail de mémoire sur la Shoah d’une classe d’élèves primo-arrivants dans le cadre de leur cours de français a reçu pour titre Garder les yeux ouverts [2]. Et oui, malgré le temps passé, il est important de continuer à garder les yeux ouverts.
Chaque année à cette date je me demande s'il me reste quelque chose à dire. La manifestation du 24 de mars, où une marée humaine marche en souvenir des disparus, est devenu un rituel: nous faisons toujours la même chose. Et cette répétition n’enlève rien à la valeur de l’action réalisée. Que du contraire.
De par sa virtualité, de par l'absence de chaleur humaine dans les rues de nos villes, cette commémoration a peut-être cette année une signification particulière. Des menaces plus banales que celle d’un coup d’État planent sur nous. Et pourtant, malgré le fait que les anciens dictateurs et ses complices aient heureusement déjà été jugés, il y a un travail de mémoire à revoir. Il y a des enfants, aujourd'hui des adultes[3], sans trouver. Il y a des nostalgiques à confronter.
Mais est-ce juste cela? La dictature se limite-t-elle à son plan d'extermination, son plan économique, à une série d'atrocités à juger et dont il faut se souvenir pour qu’elles ne se répètent pas? Si c'était le cas, nous ne serions pas en danger. Mais rappelons-nous de ce qui dit Nietzsche dans sa deuxième considération intempestive:
[...] dès lors que nous sommes les aboutissants de générations antérieures, nous sommes aussi les résultats des erreurs de ces générations, de leurs passions, de leurs égarements et même de leurs crimes. Il n’est pas possible de se dégager complètement de cette chaîne. Si nous condamnons ces égarements, estimant que nous en sommes débarrassés, le fait que nous en tirons nos origines n’est pas supprimé [4].
Il suffit, pour saisir la portée de cette réflexion, de penser à la terreur instaurée par la dictature, car il est impossible de minimiser ses conséquences sur la société.
La lutte contre l'héritage de la dictature ne peut pas se limiter pas à un plan économique, ni à un projet pédagogique, ni à une série de rituels, bien que tout cela soit nécessaire. L’histoire, il est vrai, ne se répète pas, mais cela n'empêche pas les “récidives” d'un autre ordre. Combattre l'héritage de la dictature équivaut aujourd'hui à reconnaître que le combat pour une société plus juste continue, que ce n'est pas un combat dans lequel nous avons prévalu. Le souvenir de ceux qui n’y sont plus doit nous encourager à changer la réalité partout où il y a une injustice, une douleur, une souffrance.
Par conséquent, nous devons faire face à toutes les formes d'oppression: celles que nous connaissions il y a quarante ans, celles qui sont apparues depuis et celles qui risquent de se manifester à l’avenir. La dictature (son héritage) est toujours parmi nous. Et le combat en temps de paix implique de s'adonner à des rituels, à de l'activisme et à l'enseignement, bien au-delà des commémorations ponctuelles. Nous devons lutter chaque jour pour les idéaux de justice, de liberté et d'égalité, qui restent en vigueur précisément parce qu'ils ne sont pas réalisés. Et pour cela, pour pour pouvoir agir, il faut garder les yeux ouverts.
***
Notes:
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Desaparecidos
[2] https://www.cclj.be/agenda/garder-yeux-ouverts-memoire-shoah
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_des_enfants_vol%C3%A9s_sous_la_dictature_argentine
Crédit photo: Photo CRMS (c) urban.brussels